L'Heptaméron, La quatriesme journée : trente deuxiesme nouvelle by Marguerite de Navarre annotated by Jillian Jacob
Le roy Charles, huictiesme de ce nom, envoya en Allemaigne, ung gentil homme, nommé Bernage, sieur de Sivrai, près Amboise, lequel pour faire bonne dilligence, n'epargnoit jour ne nuict pour advancer son chemin, en sorte que, ung soir, bien tard, arriva en un chasteau d'un gentil homme, où il demanda logis: ce que à grand peyne peut avoir. Toutesfois, quant le gentil homme entendyt qu'il estoit sertiveur d'un tel Roy, s'en alla au devant de luy, et le pria de ne se mal contanter de la rudesse de ses gens, car à cause de quelques parens de sa femme qui luy vouloient mal, il estoit contrainct tenir ainsy la maison fermee. Aussi le dict Bernage luy dist l'occasion de sa legation: en quoy le gentil homme s'offryt de faire tout service à luy possible au Roy son maistre, et le mena dedans sa maison, où il le logea et festoya honorablement. Il estoit heure de soupper: le gentil homme le mena en une belle salle tendue de belle tapisserye. Et, ainsy que la viande fut apportee sur la table, veid sortir de derriere la tapisserye une femme, la plus belle qu'il estoit possible de regarder, mais elle avoit sa teste toute tondue, le demeurant du corps habillé de noir à l'alemande. Après que le dict seigneur eut lavé avecq le seigneur de Bernage, l'on porta l'eaue à ceste dame, qui lava et s'alla seoir au bout de la table, sans parler a nulluy, ny nul à elle. Le seigneur de Bernage la regarda bien fort, et luy sembla une des plus belles dames qu'il avoit jamais veues, sinon qu'elle avoit le visaige bien pasle et la contenance bien triste. Après qu'elle eut mengé ung peu, elle demanda à boyre, ce que luy apporta ung serviteur de leans dedans un esmerveillable vaisseau, car c'estoit la teste d'ung mort, dont les oeilz estoitent bouchés d'argent: et ainsy beut deux ou trois fois. La demoiselle, après qu'elle eut souppé et faict laver les mains, feit une reverance au seigneur de la maison et s'en retourna derriere la tapisserye, sans parler à personne. Bernage fut tant esbahy de veoir chose si estrange, qu'il en devint tout triste et pensif. Le gentil homme, qui s'en apperçeut, luy dist : Je voy bien que vous vous estonnez de ce que vous avez veu en ceste table; mais, veu l'honnesteté que je treuve en vous, je ne vous veulx celer que c'est afin que vous ne pensiez qu'il y ayt en moy telle cruaulté sans grande occasion. Ceste dame que vous avez vue est ma femme, laquelle j'ay plus aymee que jamais homme ne pourroit aymer femme, tant que, pour l'espouser, je oubliay toute craincte, en sorte que je l'amenay icy dedans, maulgré ses parents. Elle aussy, me monstroit tant de signes d'amour, que j'eusse hazardé dix mille vyes pour la mectre ceans à son ayse et à la myenne; où nous avons vescu ung temps a tel repos et contentement, que je me tenois le plus heureux gentil homme de la chrestienté. Mais, en ung voiage que je feis, où mon honneur me contraignit d'aller, elle oublia tant son honneur, sa conscience et l'amour qu'elle avoit en moy, qu'elle fut amoureuse d'un jeune gentil homme que j'avois nourri ceans; dont, à mon retour, je me cuydai apercevoir. Si est-ce que l'amour que je lui portois estoit si grande, que je ne me povois desfier d'elle jusques à la fin que l'experience me creva les oeilz, et veiz ce que je craignois plus que la mort. Parquoy, l'amour que je lui portois fut convertie en fureur et desespoir, en telle sorte que je la guettay de si près que, ung jour, faignant aller dehors, me cachay en la chambre où maintenant elle demeure, où, bien tost après mon partement, elle se retira et y feit venir ce jeune gentil homme, lequel je veiz entrer avec la privauté qui n'appartenoyt que à moi avoir à elle. Mais quant je veiz qu'il vouloit monter sur le lict auprès d'elle, je saillys dehors et le prins entre mes bras, où je le tuay. Et, pour ce que le crime de ma femme me sembla si grand que une telle mort n'estoit suffisante pour la punir, je luy ordonnay une peyne que je pense qu'elle a plus desagreable que la mort : c'est de l'enfermer en la dicte chambre où elle se retiroit pour prendre ses plus grandes delices et en la compaignye de celluy qu'elle aymoit trop mieulx que moy; auquel lieu je luy ai mis dans une armoyre tous les os de son amy, tenduz comme chose pretieuse en ung cabinet. Et, affin qu'elle n'en oblye la memoire, en beuvant et en mangeant, luy faictz servir à table, au lieu de couppe, la teste de ce meschant; et là, tout devant moy, afin qu'elle voie vivant celluy qu'elle a faict son mortel ennemy par sa faulte, et mort pour l'amour d'elle celluy duquel elle avoit preferé l'amytié à la myenne. Et ainsy elle veoit à disner et à soupper les deux choses qui plus luy doibvent desplaire : l'ennemy vivant et l'amy mort, et tout, par son peché. Au demorant, je la traicte comme moy mesmes synon qu'elle vat tondue, car l'arraiement des cheveulx n'appartient à l'adultaire, ny le voile à l'impudique. Parquoy s'en vat rasee, monstrant qu'elle à perdu l'honneur de la virginité et de la pudicité. S'il vous plaist de prendre la peyne de la veoir, je vous y meneray. Ce que feist voluntiers Bernage: lesquelz descendirent à bas et trouverent qu'elle estoit en une tres belle chambre, assise toute seulle devant ung feu. Le gentil homme tira un rideau qui estoit devant une grande armoyre, où il veid penduz tous les os d'un homme mort. Bernage avoit grande envie de parler à la dame, mais de paour du mary, il n'osa. Le gentil homme, qui s'en apparceut, luy dist : S'il vous plaist luy dire quelque chose, vous verrez quelle grace et parole elle a. Bernage luy dist à l'heure: Madame, vostre patience est egale au torment. Je vous tiens la plus malheureuse femme du monde. La dame, ayant la larme à l'oeil, avecq une grace tant humble qu'il n'estoit possible de plus, luy dist: Monsieur, je confesse ma faulte estre si grande, que tous les maulx, que le seigneur de ceans (lequel je ne suis digne de nommer mon mary) me sçauroit faire, ne me sont reins au prix du regret que j'ay de l'avoir offensé. En disant cela, se print fort à pleurer. Le gentil homme tira Bernage par le bras et l'emmena. Le lendemain au matin, s'en partit pour aller faire la charge que le Roy luy avoit donnee. Toutesfois, disant adieu au gentil homme, ne se peut tenir de luy dire : Monsieur, l'amour que je vous porte et l'honneur et privaulté que vous m'avez faite en vostre maison, me contraignent à dire qu'il me semble, vue la grande repentance de vostre pauvre femme, que vous luy debvez user de misericorde; et aussy, vous estes jeune, et n'avez nulz enfans; et seroit grand dommage de perdre une si belle maison que la vostre, et que ceulx qui ne vous ayment peut-estre poinct, en fussent heritiers. Le gentil homme, qui avoit deliberé de ne parler jamais à sa femme, pensa longuement aux propos que luy tint le seigneur de Bernage; et enfin congneut qu'il disoit verité, et luy promist, que, si elle perseveroit en ceste humilité, il en auroit quelquefois pitié. Ainsi s'en alla Bernage faire sa charge. Et quant il fut retourné devant le Roy son maistre, luy feit tout au long le compte que le prince trouva tel comme il le disoit; et, en autres choses, ayant parlé de la beauté de la dame, envoya son painctre, nommé Jean de Paris, pour luy rapporter ceste dame au vif. Ce qu'il feit après le consentement de son mary, lequel, après longue pénitence, pour le desir qu'il avoit d'avoir enfans, et pour la pitié qu'il eut de sa femme, qui en si grande humilite recepvoit ceste penitence, il la reprint avecq soy, et en eut depuis beaucoup de beaulx enfans. |